Cet article est le troisième d’une série sur le programme Connexion présentée dans 360.
L’équipe Connexion, composée de deux travailleurs sociaux et d’une infirmière, parcourt les rues de Montréal afin de créer un lien avec les itinérants déconnectés des services offerts dans notre CIUSSS.
Myriam Kaszap, infirmière en itinérance depuis huit mois, et Judith Sigouin, travailleuse sociale pour Connexion depuis 2013, parlent à 360 de ce programme unique coordonné par le CLSC Métro.
360 : En quoi le travail de rue est-il différent?
Connexion : Travailler hors de quatre murs, comme le fait notre équipe, c’est assez nouveau. Ce qui est différent aussi, c’est notre approche : nous intervenons dans la rue et dans les salles des organismes communautaires. Nous allons vers les gens avant qu’ils ne viennent vers nous. Nous leur tendons la main quand ils paraissent en avoir besoin, sans qu’ils nous le demandent.
Nous travaillons au cas par cas. Nos tâches ne collent pas nécessairement à celles attendues d’un travailleur social : nous accompagnons quelqu’un à l’hôpital pendant plusieurs heures, nous l’aidons à faire le ménage ou à chercher un logement sur Kijiji. Cela dit, il y a de plus en plus de professionnels de la santé qui effectuent ces tâches, sans quoi leur plan de soins n’avancerait pas. Certaines choses doivent être faites et elles prennent beaucoup de temps. Chaque intervention demande de la créativité, il faut savoir aller au-delà du mandat.
Pour atteindre un objectif clinique, comme un état de santé plus stable ou un équilibre psychosocial, la consultation dans un bureau n’est pas forcément ce dont ces personnes ont besoin. Devenir autonome ne les aidera pas nécessairement non plus. Nous apprenons ces recettes à l’école mais dans notre travail, nous sommes au service d’une population très marginalisée et nous devons adapter nos objectifs à cette réalité.
360 : Quels sont les traits de caractère indispensables à ce type de travail?
Connexion : Il faut être débrouillard, à l’aise de travailler en marge de la société et inventif pour trouver des solutions quand il y en a peu, voire aucune. Il faut aussi pouvoir travailler sans encadrement, bien que nous ayons le soutien de nos collègues et de nos gestionnaires.
Notre programme nous pousse à toujours adopter de nouvelles façons d’agir et de penser. Pour l’instant, comme notre équipe est encore petite, nous devons accepter un rythme de travail très changeant. Une crise peut survenir n’importe quand, tout comme des situations difficiles à gérer que nous devons parfois affronter seules.
360 : Vous est-il arrivé d’avoir peur ou de vous sentir menacées?
Myriam de Connexion : Oui, je me suis sentie mal à l’aise une fois, mais j’ai mis fin à l’intervention avant que ce sentiment ne s’accentue. Quant à la peur, j’étais dans un centre de ressources un jour et en partant, je me suis rendu compte que si la situation avait dégénéré, personne ne m’aurait entendue appeler à l’aide. Je ne crois pas qu’on me menaçait directement, mais ça ne m’a pas empêché d’avoir très peur. Depuis, j’ai ajusté ma façon de travailler.
Judith de Connexion : Au tout début de Connexion, j’ai été confrontée à des situations difficiles : je travaillais seule et sans protection adéquate. C’était un peu n’importe quoi. Je me sentais plus en sécurité dans les organismes communautaires, car mes collègues savaient où j’étais et ce que je faisais. À cette époque, je n’étais pas aussi prudente qu’aujourd’hui. Avec l’expérience, on apprend ce qu’il faut faire et ne pas faire. En interagissant avec une personne, je me fie maintenant plus à mon intuition.
Il est important de dire que les personnes avec lesquelles nous travaillons ne sont pas dangereuses. Elles savent, peu importe leur instabilité psychologique, qu’elles ne sont pas très haut placées dans la société. Elles considèrent qu’elles n’ont pas beaucoup de pouvoir par rapport aux autres, que ce soit le passant dans la rue, le policier ou le travailleur social. Il leur arrive de se mettre en colère, de s’énerver, mais elles savent au fond que nous sommes là pour les aider.
360 : Quel est votre plus grand obstacle?
Connexion : La collaboration. Nos clients, de façon générale, ne veulent rien savoir du système et le système ne veut rien savoir d’eux. Ils ne sont pas vraiment adaptés l’un à l’autre. D’un côté, il y a l’itinérant qui va d’hôpital en hôpital avec une seule envie : boire. Il ne veut pas attendre, il ne veut pas être couché sur une civière pendant des jours. Pourtant, il doit passer par là. De l’autre, il y a les hôpitaux, bondés. L’itinérant n’aime pas qu’on ne lui parle pas avec respect et répond parfois sur le même ton. Sauf qu’en définitive, c’est à l’individu de s’adapter au système plutôt que le contraire.
Il y a des services que Connexion ne peut pas offrir. On est deux professionnelles et notre rôle est de diriger les personnes vers les services. Certains soins médicaux ou psychiatriques ou certaines interventions spécialisées ne sont offerts que dans les hôpitaux, les centres de thérapie ou les refuges. Et nous faire régulièrement fermer la porte au nez alors que nous essayons d’être « politiquement correctes », ça devient lourd.
Mais c’est notre mission, nous sommes là pour ça. C’est le combat de cette équipe!
360 : Que trouvez-vous le plus gratifiant dans votre travail?
Connexion : Ce moment, où après de longues démarches, une personne nous remercie d’avoir cru en elle. C’est rare, mais pas tant que ça au fond. Ce moment-là, oui. Il y a des gens qui sont vraiment déconnectés des services et ne vont même plus vers eux. Ils en ont été clients à maintes reprises, ont été placés en institution dès leur enfance, ont vécu des expériences difficiles que ce soit dans le système, les hôpitaux, les prisons ou les établissements pour jeunes. Ils savent ce qu’est une infirmière ou une travailleuse sociale. C’est parce qu’ils connaissent le système qu’ils pensent que plus personne ne croit en eux.
D’où l’importance d’intervenir différemment, de faire tomber leurs idées reçues. Accompagner quelqu’un à l’hôpital en s’assurant qu’il peut cacher sa bière dans son sac à dos pour pouvoir tenir le coup, ce n’est pas tout le monde qui approuverait. Sauf que ça lui permet d’obtenir un diagnostic et donc de faire un pas en avant au lieu de rester coincé dans sa roue qui tourne, certes, mais sur place. Entendre cette personne nous remercier d’avoir été si serviables, c’est très gratifiant.
Elle a compris que nous avons cru en elle en dépit de tout.
360 : Selon vous, comment pourrait-on améliorer le système?
Connexion : C’est une bonne période pour Connexion car il y a du progrès. Nous disons depuis très longtemps qu’avant toute chose, c’est de plus d’intervenants dont nous avons besoin. Et ça arrive enfin!
Il y a beaucoup d’aspects à améliorer dans divers domaines. Certains services doivent faire preuve de plus de souplesse. Il y a aussi de nombreux corridors informels, par exemple un ami qui peut nous donner accès à un médecin. Mais si cet ami n’est plus là ou est trop occupé, nous frappons un mur. Ça ne devrait pas se passer ainsi.
Nous ne demandons pas l’assouplissement de tous les services, simplement qu’un petit coin de l’entrée soit plus ouvert. Ce serait déjà une belle avancée.
Une meilleure communication avec les centres à l’extérieur du CIUSSS serait aussi une bonne chose. Nous perdons un temps fou! Nous notons tout par écrit, et devons tout recommencer pour les ordres professionnels. Nous avons l’impression de nous répéter sans cesse, les institutions étant devenues immenses et les CIUSSS gigantesques. Pour les itinérants qui sont très isolés et ne fréquentent pas toujours le même hôpital ou n’assurent pas de suivi, nous devons refaire les dossiers et raconter leur histoire depuis le début chaque fois.
Et comme les gens n’écoutent pas jusqu’à la fin ou ne lisent pas les dossiers jusqu’au bout, beaucoup de détails passent entre les mailles du filet ou sont déformés. On le voit dans les rapports post-hospitalisation. Ça arrive parfois même au sein d’un même centre. Nous expliquons le parcours de notre client à quelqu’un qui n’est plus là le lendemain. Conséquence? Pas de suivi. Dans notre milieu, les gens ne travaillent pas toujours du même endroit. Nous devons donc sans cesse rétablir les liens. C’est une perte de temps. Il faut que les dossiers soient plus clairs et plus accessibles.
360 : Si vous aviez un message à adresser aux professionnels et à la population à propos de l’itinérance à Montréal, quel serait-il?
Connexion : Ce qui rend notre travail très intéressant et difficile à la fois, c’est qu’il n’y a pas une seule recette. Mettre tous les sans-abri dans le même sac est une grave erreur. Cela semble facile à dire, mais ce sont des êtres humains.
Quoi qu’il en soit, les gens ont l’air mieux informés. Ces dernières années, l’itinérance a bénéficié d’un coup de projecteur.
Il faut garder en tête que ces personnes ont eu des parcours difficiles et différents, ou parfois pas si éloignés. Elles peuvent se trouver en situation de crise, et quand on approfondit un peu, on se rend compte que la même chose pourrait arriver à quelqu’un de notre entourage : il pourrait atterrir dans la rue lui aussi s’il était isolé, avait des problèmes de santé ou se heurtait à de graves difficultés à un âge plus avancé. Il y a beaucoup de sans-abri qui ne vivaient pas une vie marginale avant de se retrouver dans la rue.
Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a un cercle vicieux dans le système. Le danger, c’est de s’installer dans l’itinérance, mais on peut renverser la vapeur si on agit à temps. Prenons par exemple quelqu’un qui vient d’une autre province et n’a pas de pièce d’identité : il lui est alors très difficile d’obtenir une carte d’assurance-maladie. Pour ce faire, il lui faudra un autre document, comme un certificat de naissance. Mais s’il n’a pas l’argent pour le payer, que se passe-t-il? Ces démarches prennent du temps et sont décourageantes.
En attendant, il trouve sa place dans la rue. Il y prend ses repères, se débrouille pour savoir ce à quoi il a accès. Arrivent alors la désaffiliation sociale et le sentiment de ne pas pouvoir vivre de manière autonome. Il devient un boulet pour la société. Pourtant, beaucoup de choses auraient pu être réglées avant.
360 : Y a-t-il des possibilités d’emploi dans votre domaine?
Connexion : Il y a un besoin. L’itinérance augmente, malheureusement. Et le parcours de beaucoup de gens ne recoupe pas la trajectoire systémique du CIUSSS et des institutions. Une équipe comme Connexion est nécessaire pour rétablir le lien avec les gens déconnectés du système.
On a besoin de plus d’intervenants dans ce milieu. Ce ne sont pas des emplois très populaires à première vue, pourtant dès que nous expliquons notre travail, nous voyons combien les gens sont intéressés. Plus il y aura de professionnels de la santé intégrés dans le système, mieux celui-ci se portera et plus ses services seront efficaces. Le système de santé au sens large bénéficiera du travail de terrain de petites équipes comme la nôtre.
Les membres de l’équipe Connexion ont pleinement adopté une démarche centrée sur la personne, conclut Tung Tran, directeur adjoint aux programmes de santé mentale et de dépendance. Plutôt que les contraintes budgétaires, de personnel et de délais d’exécution, notre priorité est l’élaboration d’un plan de soins souple qui reconnaît les besoins individuels de nos clients en matière de santé et de services sociaux.